Début octobre 2024: les discussions entre Zico et Susanne sur le développement de MANARA sont interrompues par les bombardements israéliens de Beyrouth. Cette lettre reprend le fil de ces discussions…

Zico House, centre culturel au cœur de Beyrouth.
Photo: David Kretonic, 2018
Genève, Octobre 2024
Bonsoir mon cher Zico,
On était encore en train d’échanger par téléphone sur le développement de MANARA en lien avec l’idée pour un bureau à Beyrouth, maktab beirut, quand les attaques sur le Liban et Beyrouth ont commencé avec une intensité – et jusque maintenant aussi une impunité – horrifiantes. Donc je t’envoie ici un petit résumé de mes idées et réflexions.
J‘aurais envie de t‘appeler tout le temps pour me rassurer que tout va bien et en même temps je vois de loin que rien ne va bien ; que la guerre s’impose sans pitié sur les vies civiles, créant des nouvelles contraintes qu’on ne connaissait pas avant. Donc je t‘écris ces lignes entre souci pour le Liban et les gens touchés par les guerres, prières pour toi et les aimés, et le quotidien que je partage ici à Genève avec David, qui te salue bien aussi !
D‘abord sache que tu es toujours le bienvenu chez nous, et Layla et Souhail également bien-sûr. Mais je suppose que tu sais cela et que ce n’est pas vraiment ton but que de quitter le Liban. Je suis triste qu’on ait dû annuler notre voyage à Beyrouth en septembre ; la ville, avec les amis là-bas, est chère à mon cœur. Pendant mes années à Beyrouth, j’ai tant appris – et cela m’a indiscutablement beaucoup motivée pour la fondation de MANARA.
De mon premier séjour en 2010 je garde encore un sac de ashkal alwan sur lequel est écrit « beirut jami3ti », Beyrouth mon université, – et c’est vrai : à Beyrouth j’ai, bien au-delà de ma thèse, appris beaucoup sur la cohabitation, la beauté des relations sociales, la créativité et la fraîcheur des esprits éveillés critiquant l’ordre du monde et proposant des initiatives pour un monde meilleur avec savoir-faire et avec un enthousiasme pour vivre ensemble et débattre des idées et approches qui m’ont beaucoup inspirée.
Et de mes recherches pour ma thèse sur le « gouvernement humanitaire » j’ai retenu entre autre les points suivants : a) l’action militaire et l’humanitaire sont deux côtés de la même médaille, b) pouvoir et influence sont quotidiennement négociés entre les différents acteurs et approches dans le régime humanitaire, c) la persistance des situations humanitaires crée des dépendances (« care and control » ) et puis néglige les narratifs historiques et politiques des « bénéficiaires » et d) en fonctionnant suivant une compétition entre les besoins, les politiques de l’humanitaire se manifestent aux dépens des approches basées sur le droit (« compassion versus rights »). En analysant au Liban aussi le fonctionnement du « European border regime », la manière dont la logique humanitaire sape l’activisme syrien et la solidarité internationale m’est apparue très clairement.
J’ai donc cherché quelle forme d’engagement permettrait de ne pas cimenter voire même aggraver les relations de pouvoir entre ceux qui peuvent aider et ceux qui ont besoin d’aide. Donc une forme d’engagement non-humanitaire (parlant de l’humanitaire ici, je ne me réfère pas aux actes de compassions individuels, mais à l’organisation et la professionnalisation de la compassion sur une plus grande échelle), mais se référant aux droits universels et partagés. La défense de ce droit universel – aux bases de l’existence humaine et à une bonne vie – pourrait en effet lier les solidarités, et puis pose la question d’une orientation stratégique de l’engagement.
Vivant maintenant à Genève, je suis aussi avec intérêt comment les Conventions de Genève, les structures de l’ONU, le Conseil des droits de l’homme, présentent un support important pour la coopération et la solidarité internationale. Hélas, on observe entre les États des échecs dramatiques à préserver la paix et coopérer pour un avenir meilleur. Pourtant il y a de nombreuses initiatives – menées par des groupes ou des individus – qui montrent et proposent des solutions pour sortir des logiques de concurrence et de guerre, et bien vivre ensemble.
MANARA a été fondée avec le but de mettre la lumière sur ces initiatives. Maintenant la guerre à Gaza et au Liban fait monter l’urgence à un niveau horrifiant : la guerre augmentera les besoins humanitaires et dans ce contexte, se battre pour une agriculture durable et locale, proposer du théâtre, de l’art, des rencontres, débattre, risquent de devenir un luxe.
Mais grâce aux leçons tirées de mes études sur le « gouvernement humanitaire », je suis convaincue qu’il est justement essentiel de ne pas perdre sa voix (politique) et défendre des solidarités qui dépassent les besoins individualisés – et donc de projeter un avenir qui ne fonctionne pas selon la logique de la guerre (ni de l’humanitaire !) mais qui se base sur nos compétences collectives et la bonne foi.
Dans ce sens, rêver c’est la moindre des choses et en même temps une condition essentielle pour se diriger vers une vision ou une utopie. Je rêve d’un avenir dans lequel les gens sont coopératifs en prenant soin de la terre, où on peut vivre en paix, avec un accès au sol, à une eau propre et à une bonne nourriture et où on peut profiter des plaisirs de cultiver les différentes formes de partage et d’échange. Les utopies sont à défendre – après tout, qui voudrait nous dire ce qui est possible et réaliste, ou pas ?
Les exemples de rêves réalisés et de pas concrets vers des visions lumineuses existent, les coopérations motivantes qui fonctionnent, ainsi que les stratégies et méthodes qui s’engagent pour les collectivités tout en respectant les ressources et bases de notre existence sur cette terre. Concrètement, il y a des organisations qui aident à nous réconcilier avec le passé et permettent de tourner le regard vers le futur, il y a des analyses et des méthodes scientifiques, il y a des propositions bien étudiées, par exemples pour les infrastructures mais aussi pour des formes de gouvernance alternative, il y a des approches d’agriculture durable et de souveraineté alimentaire – toutes ces différents approches donnent des idées et nous inspirent pour envisager comment le monde pourrait aller mieux.
MANARA a comme but de promouvoir à travers sa plateforme de telles idées et approches et de faciliter le dialogue entre elles ainsi qu’avec des arènes de dialogue multilatéral, surtout à Genève. Zico House a, depuis l’ouverture de ses portes après la guerre civile dans les années 1990, toujours offert un lieu de rencontre et de débat, qui était donc aussi appelé « Civic Hub » : des initiatives et associations ont eu leurs locaux dans la maison, des expositions et les arts vivants étaient toujours présents, des activistes s’y retrouvaient pour s’organiser. Ainsi il y avait toujours de l’espace pour des idées révolutionnaires, pour l’engagement civil, pour le débat politique et pour la culture et l’art.
Observant les gens et activités à Zico House, je voyais comment les évolutions de la conjoncture dans la ville se ressentaient directement dans la maison : la reprise de la vie culturelle, la création d’associations, des projets culturels et sociaux, l’accueil des personnes déplacées de la Syrie ainsi que des chercheurs et journalistes. Toujours un espace d’exposition et, selon les besoins, espace pour le débat et l’organisation politique luttant contre la corruption et l’injustice du système… – et maintenant ?
Maintenant que l’armée israélienne mène une guerre contre le pays, qui a fait fuir en deux semaines plus d’un million de personnes de leurs maisons. Est-ce qu’il est encore possible sous ces conditions de poursuivre des activités culturelles et un engagement civique ? Est-ce qu’on pourra malgré tout cela – ou peut-être justement à cause de tout cela – poursuivre l’idée de maktab beirut à Zico House ?
Je serais ravie de mettre la lumière sur des initiatives qui donnent des exemples de la manière dont on pourra construire un monde meilleur dans le futur – et à travers le blog de MANARA envoyer des messages vers Genève et ailleurs. Qu’est-ce que tu en penses et qu’est-ce que tu trouves envisageable ces jours-ci ? Je serai heureuse d’avoir de tes nouvelles et de continuer nos discussions bientôt de vive voix !
Je t’embrasse,
Susanne